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En fait, quand je disais "j'ai juste l'impression que le capitalisme a toujours plus ou moins existé et qu'il y a juste eu un moment où on a décidé de l'appeler capitalisme" je voulais dire "il a toujours été là sous forme latente". Je veux dire, la société des chefs puis des rois était évidemment bien différente de celle du capitalisme (déjà en cela qu'elle n'était pas libre) mais que si les premiers chefs sont arrivés là où ils en sont arrivé c'est grâce à la propriété privée, qui les a placés au dessus du reste parce qu'ils possédaient plus que les autres.

Oui et non. Le pouvoir passe souvent par la richesse mais la logique n'est pas nécessaire capitaliste (cf. la réponse à ta question ci-après).
Ceci étant, il y a d'autres facteurs qui peuvent placer du pouvoir dans un individu ou groupe d'individu, indépendamment de la propriété - je pense aux facteurs spirituels. Le "chaman", le "sage", le "maître" ou autre du genre sont souvent des figures sociales et/ou culturelles importantes voir dominantes sans qu'ils soient nécessairement de grand propriétaires. On pourrait arguer que les premiers chefs ont basé leur statut sur un tel pouvoir spirituel, justement : dans les sociétés nomade, la propriété est un facteur bien moins important (ce sont des sociétés qui, par définition, accumulent moins - ce qui n'empêche pas la présence de biens de prestige hein, mais nécessairement la notion de propriété prend un autre sens).

Le seul problème, c'est qu'on a pas le moindre début d'indice sur l'organisation des société pré-historiques, donc ça risque de rester de la théorie pendant un bon paquet d'années encore.

Quant à tes sociétés de don/contre don, si t'as des liens, je suis preneur. L'existence de ces sociétés ne m'étonne pas, au contraire, mais j'aimerais connaître leur taille/importance/durée de vie, et surtout, si elles n'étaient pas juste une sous-culture au sein d'une société basée sur la valeur.

Des liens pas vraiment parce que c'est des trucs que j'avais vu en cours d'anthropologie économique y'a bientôt 10ans, mais des références oui je dois pouvoir t'en trouver. Et oui, il s'agit bien de sociétés a part entières.
Déjà celui qui saute à l'esprit c'est Marcel Mauss, qui est l'un de ceux qui a le plus travaillé sur le don par son ouvrage Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques (c'est des années 1920, donc forcément y'a encore ce côté "c'est pas comme nous donc c'est archaïque"). A vu de nez la page wikipedia semble en extraire la substantifique moelle (je ne prétend pas avoir lu l'ouvrage en entier non plus, note bien).

Ceci étant je ne revendique la propriété d'aucune société °°

En termes d'exemple très parlant, et pour être franc à la base d'une bonne partie des réflexions sur l'économie en ethnologie, il y a les cas de la Kula et du Potlatch. Ce qui est intéressant je trouve dans ces exemples, c'est qu'on voit bien là une différence avec nos sociétés. Certes comme tu verras mon cher Azra, dans les deux cas prestige est en corrélation avec richesse, mais dans la société capitaliste le prestige est fonction de l’accumulation personnelle, tandis que dans les sociétés telles celles des kwakiutl (potlatch) ou des trobriandais (kula), le prestige est ce qui rejaillit de la redistribution du capital, redistribution qui se fait en suivant une logique de don appelant le contre-don.

On a beaucoup écrit sur ces institutions : H.G Barnett, The nature of the Potlatch, 1938 ; H. Codéré, Fighting with property, 1955 : S. Piddocke, The Potlatch system of the southern Kwakiutls, in A. Vayda, Environment and Cultural behaviour, 1969 ; M. Mosé, Boas, les Kwakiutls, le Potlatch, 1986 ; S. Kan, Symbolic Immortality, 1989 ; et sur la Kula : M. Harris, The Rise of Anthropological Theory, 1969 ; A. Weiner, La richesse des femmes ou comment l’esprit vient au hommes, 1983.
En toute honnêteté je n'ai lu aucun de ces bouquin et ai fait aveuglement confiance à mon prof, j'avais d'autre trucs à lire déjà >.>

En spoiler, le descriptif de ces systèmes. Pardon d'avance pour le style, c'est des notes de cours d'il y a quelques années ;3

Potlatch (étudié en premier lieu par Franz Boas)

Les Kwakiutl, en Colombie Britannique (Nord de l’île de Vancouver), vivent dans une région à forêt dense et climat doux et humide, avec faune terrestre et marine abondante, ce qui leur permet de vivre essentiellement de la chasse et de la pêche. Leur standards de vie seraient parmi les plus élevé des tribus Nord américaines. Des auteurs plus nuancés rappellent que les ressources sont plus ou moins bien réparties dans l’espace et le temps.
A la base l’organisme sociale, il y a le Numayn, un groupe de parents unis mythologiquement à partir d’un lieu d’origine commun. Le principe d’appartenance à un numayn se fait par patrilinéarité ou par alliance - ce qui fait qu’on peut appartenir à plusieurs numayn à la fois (ce n'est pas vraiment un lignage). Plusieurs numayn qui partagent, l’hiver (la densité de peuplement varie selon la saison), un même village, forment une tribu, la nation kwakiutl en comptant 15.

Un numayn est très hiérarchisé, avec un chef, descendant de l’ancêtre, et des positions statutaires, transmises selon la primogéniture (transmission à l’aîné par héritage) :
- nobles, avec le chef en tête
- roturiers
- esclaves : captifs ou pour dettes

Le statut de noble n’est pas héréditaire, cela désigne ceux en mesure de rentrer en compétition dans le cadre du potlatch. Les positions sont en nombre limité, rattachées à un manitou (animal totémique) spécifique et porteuses de privilèges spéciaux et de droits territoriaux sur la chasse et la pêche.

Le potlatch est un rassemblement de personnes invitées à participer à la démonstration des prérogatives d’une personnalité. Le terme vient de l’anglo-indien, signifiant « donner ». Il faut distinguer 2 périodes
- avant 1849 : le potlatch est la présentation de dons d’un numayn à un autre, par l’intermédiaire du chef. Plus celui qui reçoit est généreux, plus il acquiert du prestige. Il était impossible de refuser les dons, et il fallait, dans un délai raisonnable -1 an, plus ou moins-, retourner l’équivalent (voire plus) de ce qui avait été donné. Celui qui ne peut rendre équitablement (ou mieux) perd sa position (c’est un cadeau empoisonné).
L’impossibilité de refuser a amené Boas à considérer le potlatch comme un « prêt forcé », ce qui est contesté par la constatation par d’autres auteurs que la vocation du potlatch est essentiellement politique (voire écologique, permettant de re-répartir les ressources) mais pas vraiment économique. La nature de biens (vêtements, nourriture…) favorise l’hypothèse de la redistribution des richesses. Il faut ajouter dans le circuit des blasons de cuivre, des insignes de prestiges mis au même niveau que le reste (fait plutôt original pour des chasseurs-collecteurs). Chaque blason possède une personnalité propre, en rapport avec des histoires, des chefs qui leurs sont associés, leur « valeur », mais ce n’est pas un bien monétaire. Tout ça peut être organisé à une occasion majeure, telle que mariage, initiation, rituel…

- après 1849, marquant l’établissement des comptoirs commerciaux étrangers permanents sur l’île : la situation démographique des kwakiutl change aussi radicalement que leur économie, dans la mesure où les colons européens leur disputent leur territoire. Les ethnologues observent cependant que le standard de vie n’est pas affecté : la pression économique va de pair avec une grande dépression démographique (introduction de maladies telles que variole et syphilis) – de 15.000 en 1849 à 3.000 en 1872 et plus tard 1.500 en 1900, soit 10% de la population originale –, aussi les autorités, sous l’influence de Boas, mettent en place une politique de réserve plutôt bienveillantes pour les kwakiutl (pas de restrictions économiques, zones économiques intéressantes) ce qui fait que les survivants se sont enrichis. On passe ainsi d’une économie de subsistance à une économie d’échange, avec une diversification des biens en circulation (par exemple, le billard intègre le potlatch). Cette nouvelle donne économique, associé à la plus grande disponibilité des positions statutaires, ouvre le système potlatch qui n’intéresse plus seulement les chefs mais tout ceux qui pouvaient accumuler. Qui plus est, les guerres ayant été interdites, le potlatch prend encore plus de dynamisme (avant, les « guerres » étaient des assassinats de dernier recours, quand on n’y arrivait plus par le potlatch, qui est une forme de combat).
Les joutes pour le prestige ont ainsi augmenté tant en fréquence qu’en participants, avec des transferts de richesses augmentant significativement : avant 1849, un grand potlatch se traduit par 320 couvertures, en 1869 c’est de l’ordre de 9.000 couvertures et en 1930/49, 33.000… sans compter les à-côtés en tables de billard, caisse d’huile de foie de morue, etc. Par ailleurs, les rapports entre protagonistes se durcissent, on cherchait plus souvent à aplatir qu’a dominer simplement – le plus grand challenge va consister à détruire massivement des biens devant l’adversaire, qui doit quand même rendre, évidement.
Cela était assez perturbant pour les colons, remettant en cause le préjugé de la société indigène travaillant le « strict minimum » et vivant dans une relative pauvreté. Il faut aussi considérer le « gâchis » des stocks constitués, confortant là par contre le préjugé du « primitif irrationnel ». De façon paternaliste, les autorités des 1884 veulent interdire le potlatch, ce qui reste sans effet – il y en a encore aujourd’hui, mais c’est plus une vague rémanence qu’autre chose.

La Kula nous emmène dans l’archipel des Trobiandes (de Papouasie Nouvelle-Guinée jusqu’aux îles Fiji), où l’économie est faites à partir d’agriculture sur brûlis (tubercules –ignam, tarot, canne à sucre, patate douce) et de pêche maritime. La filiation est matrilinéaire, sociologiquement le village est une entité importante, l’agriculture étant collective. Les membres d’un village s’associent aussi pour les expéditions commerciales ou guerrières autant que pour les rituels. Chaque village est placé sous l’autorité d’un chef, auquel on doit des marques de respects, dont les champs sont travaillés en premier ; il reçoit également une petite contribution de chaque villageois. Il pratique également la polygamie, ce qui lui permet d’accroître ses richesses (parce qu'il a ainsi plus de main d’œuvre). C’est une société ouverte à big men (cf. Marshall Salhins, Poor Man, Rich Man, Big Man, Chief: Political Types in Melanesia and Polynesia, j'ai peut être le pdf dans un coin de disque dur quelque part mais pas sûr), où l’ascension sociale se fait par la constitution de richesses selon le principe du clientélisme. Présidant à presque tout ce qui a besoin d’être présidé, il se doit d’être riche , pour redistribuer lesdites richesse (clientélisme : on s’attache les gens par dette morale), de plus il peut ainsi s’attacher les sorciers. La renommée se fait selon le niveau de richesse. Ça, c'est le premier niveau de don celui du chef à ses clients, qui maintient sa position de chef.

De plus, le chef, s’intégrer dans le réseau d’échange kula, où sa renommée se mesure à sa capacité d’accumuler des biens de prestige via ce réseau. C’est une forme d’échange intertribal, qui inclus les trobriandes mais pas seulement : il couvre tous les archipels locaux, selon un mouvement formant plus ou moins un cercle, soit plus ou moins fermé et cyclique – c’est la « grande kula ». Il peut y en avoir des petites au sein des archipels eux-mêmes. Les principaux biens que l'ont fait circuler sont les soulava, des coliers de coquillages rouges, et les mwali, des bracelets de coquillages blanc.
Ce sont des biens de prestige, pas des biens fonctionnels. En ce qui concerne leur création, on ne se contente pas de pêcher les coquillages pour faire un bête bijou, il y a tout un travail socioreligieux derrière. Ces objets sont la propriété spirituelle de leur artisan (son kitoum), qui en garde quelques uns et en injecte d’autres dans le circuit (il y a des rites pour se « détacher » de ces objets). En tant qu'objets de prestige, qui sont porté lors des occasions majeures (cérémonies, etc.). Les objets circulent en sens inverse les uns des autres (brassard dans le sens horaire, colliers dans le sens anti-horaire), ce qui implique que les articles s’échangent l’un contre l’autre, et ne peuvent être ni conservés trop longtemps, ni sortis du système – sauf ceux qui sont conservés par les artisans. Ces objets n’ont que des possesseurs temporaires, et n’ont d’autre rôle que de parure et mémorial, en aucun cas leur valeur n’est utilitaire – on peut ainsi les apparenter aux bijoux de famille/bijoux de la couronne, ou encore aux blasons kwakiutl qui en sont peut être plus proches. Ils sont aussi proches de nos trophées sportifs, devant être remis en compétition malgré une difficulté d’acquisition certaine.
Si je caricature à outrance, ce sont des trucs qui passent leur temps à se promener, qui ne servent à rien, et que plus t'en as plus t'es un big boss.

Mais c'est pas tout ! Le système de la kula ne concerne pas que les chefs de villages, mais bien tout ceux qui ont les moyens d’entrer dans le système :
- avoir le statut d’homme
- avoir un certain rang (non systématique)
- avoir des connaissances en magie
- être détenteur d’un collier (soulava) ou d’un brassard (mwali)
Chaque participant a un nombre circonscrit de partenaires, de un pour un particulier à une centaine pour un chef puissant (c'est là qu'entre en jeu le réseau de clientèle des chefs) – chaque participant n’a qu’une vision limitée de la globalité du système, et une mauvaise compréhension de son organisation.
Une fois inséré dans le circuit, on ne peut s’en défaire, on est lié par les partenaires envers lesquels on est débiteurs et ceux envers lesquels on est donataire. Il faut faire preuve de loyauté envers ses partenaires, lesquels sont des alliés en terre étrangère si tant est qu’ils soient basés sur une autre île. Le caractère égalitaire, la réciprocité de la relation, dépend de la loyauté. Ce n’est pas un système de troc ou de marchandage, c’est un don qui appelle un contre don de valeur équivalente dans un délai raisonnable. L’équivalence ne peut être qu’approximative, tout dépend donc de la bonne volonté de partenaire, « noblesse oblige » ; celui qui a le sentiment d’être floué va en faire publiquement étalage, ce qui va rejaillir sur le partenaire – ce qui entraîne une régulation et une redistribution des flux.
Certes on ne peut pas refuser un don, mais il y a une grande différence avec le potlatch : la motivation de la kula n’est pas une logique d’affrontement pour ébranler la position statutaire de l’adversaire mais une logique de gain de prestige tourné vers le bien de renommé dont la propriété est provisoire. Le contexte de concurrence s’établit entre les récipiendaires : on enchérit l’un sur l’autre en étant à la recherche d’un bien, qui n’est finalement pas tant imposé que voulut.
La kula est l’occasion, par les expéditions qu’elle suscite, de récolte, de pèche, ou encore du troc ; ce qui mène certains à considérer la kula comme un « masque » de l’échange (thèse utilitariste de M. Harris). Panoff fait remarquer que dans ce cas, ça n’aurait pas de sens d’utiliser des bien totalement dénués d’utilité. D’autre part, les colliers et brassards sont strictement hiérarchisés, il n’y en a pas un identique à un autre. Qui plus est, il y a des échanges commerciaux hors de la kula. Enfin, lors des expéditions kula, on échange aussi des coutumes, des chants… Ainsi, la kula ne se limite pas à ses dimensions matérielles. Qui plus est, c’est une affaire collective, dans la mesure où l’acquisition d’un « beau collier », qui demande une expédition importante, rejaillit sur tout le village qui a participé sa récupération.
Il est difficile de démêler le politique de l’utilitaire dans ces échanges :
- ça permet de faire du business
- ça permet de satisfaire des fins politiques
- ça permet de distribuer des biens de production locale à une plus grande zone
- ça permet de donner une dimension symbolique à des objets « inutiles »

Ce qui est très intéressant à noter dans ces deux exemples c'est que, certes, les chefs sont ceux qui possèdent le plus, mais ce sont aussi ceux qui doivent produire et fournir le plus. Le chef dans ces société là est celui qui peut se séparer du plus de biens (là où chez nous c'est (était) celui qui peut s'en garder le plus).

J'espère que ça peut répondre à ta question Azra. Au delà de ça je dois avoir d'autre exemple de trucs encore différents, mais là je les ai pas en tête, faudrait que je revoie l'ensemble.